Par FatiMars
Attention cet article utilise à de nombreuses reprises le mot « kruk ». A certains moments, ça risque de vous donner le tournis et de vous faire penser au schmilblick. Je compte sur vous pour persévérer dans la lecture malgré tout. Imaginez simplement ce que ça peut donner avec mes élèves de sixième qui l’utilisent, eux, toujours très sérieusement.
A la demande d’ElenaXLII, je me lance dans une saga sur les aventures qui se déroulent dans une « galaxie fort fort lointaine »… ma salle de classe. Je vais donc écrire de temps en temps sur les imprévus du quotidien, sur ce qui marche et ne marche pas, sur les moments où la classe semble touchée par la grâce, sur ceux au contraire où rien ne va plus et sur ce qui marche au bout d’un moment à force de bricoler tel ou tel dispositif. Pour ce premier épisode, je vous propose un voyage au pays du Kruk. Alors, je vous vois venir avec vos questions : mais qu’est-ce que c’est que ce kruk ? Et ce nom débile, il vient d’où ? est-ce que ça a à voir avec le nom en polonais de Corvus corax, le Grand Corbeau ? (Je vous assure, c’est pas une blague, je viens de le découvrir en cherchant une photo de kruk.)
En fait, pour vous expliquer « de quoi ça s’agit le kruk », je dois faire un petit retour en arrière d’environ 5 ans.
A l’époque, en pleine révolution copernicienne de mon enseignement, je comprends que le lien avec les chercheurs va être une mine d’or pédagogique et scientifique pour moi. J’ai à ce moment-là la chance de faire la rencontre de Roland Lehoucq, l’astrophysicien au CEA qu’on aime tant au [lab]map (n’hésitez pas à lire ou relire l’article sur Star Wars et celui sur Seul sur Mars). Si vous n’avez jamais collaboré avec un savant fou, vous ne pouvez pas imaginer ce que représente une réunion de travail avec le dit savant.
Vous avez intérêt à maîtriser la sténo parce qu’un savant fou, ça débite un nombre de pépites pédagogiques à la minute assez impressionnant et donc pas le choix, faut prendre des notes efficaces sinon tout est perdu ! C’est que votre cerveau n’est juste pas câblé pour absorber le débit d’idées. Au début de la seconde réunion, une idée vous traverse l’esprit mais vous n’osez pas la lui soumettre (faire un enregistrement audio du temps de travail) pour ne pas passer pour quelqu’un d’un peu, vous voyez quoi… C’est que vous êtes impressionnée tout de même.
Le kruk est donc né de la rencontre avec Maître Lehoucq qui m’a proposé (au milieu du flot d’idées toutes plus géniales les unes que les autres) de faire prendre à mes élèves des photographies avec leur téléphone portable (oui, c’est interdit en classe, tout ça, mais bon, voilà quoi, c’est quand même un bel objet technique !). On espérait tous les deux que suite à la présentation de la photo, un échange démarrerait sur les différences de perception, sur des informations complémentaires, sur des critiques de la photographie… Il y avait aussi l’idée de se rendre compte que la science est partout autour de nous.
La consigne était assez simple finalement : photographier ce que l’on veut et écrire un petit commentaire scientifique de 5 lignes dessus, sans oublier de citer ses sources.
Les premiers élèves à présenter leur photo étaient les plus motivés. Ils ont tout de même mis un peu de temps à se faire à l’exercice. Et puis, c’est vraiment super galère le téléphone portable. Ils n’en avaient pas tous et le réseau informatique du collège rejetait régulièrement la connexion (hein, sinon ce serait trop simple). Nous avons donc décidé avec les élèves qu’un envoi par mail ou qu’une clé USB serait plus simple. De nombreuses photos me reviennent en mémoire. Mon émotion est trahie par mes petites mains fébriles sur le clavier (je vous l’accorde, vous ne pouvez absolument pas le percevoir). Je me rappelle de cette élève qui a photographié « son frère en train de jouer de la guitare » pour présenter le son. C’était émouvant car elle nous faisait entrer dans son monde tout en ne parlant que de son. Celle sur la vie des grenouilles pendant laquelle j’ai découvert que mes élèves étaient fascinés par ces petits êtres vivants ou la présentation de l’ascenseur de la Tour Eiffel hyper technique, sans oublier le montage d’yeux de plusieurs élèves de la classe. Ils y mettaient de plus en plus d’eux-mêmes. A la fin de l’année scolaire, nous avons fait de toutes nos photos un mur d’exposition.
Les années se suivent mais ne se ressemblent pas. L’activité « photo de science » n’a pas aussi bien pris avec d’autres groupes. Le peu d’élèves motivés me demandaient alors des aménagements : prendre une image venant d’internet, apporter des objets… J’ai fini par faire évoluer la photo vers le « kruk » : maintenant, les élèves peuvent apporter ce qu’ils veulent (une photo, un objet, un extrait de vidéo, un livre…).
La durée a été revue pour éviter des présentations de kruks qui n’en finissent plus. La photo des toilettes nous a pris 45 minutes sur une séance de 3 heures. Ah ! Ah ! Ça y est ! Vous vous dites le zéro véto du professeur a dérapé ! Que forcément faire confiance à de jeunes ados, ça ne peut pas bien finir ! Et bien, détrompez-vous. Grâce à la photo des toilettes, nous avons fait un voyage historique sur la distribution de l’eau et les problèmes d’hygiène à l’époque où on jetait son pot de chambre de la fenêtre, le fonctionnement de la chasse d’eau qui nous a emmené jusqu’au traitement des eaux usées (au programme officiel des élèves cette année-là). Mais bon, je me suis dit ce jour-là que nous n’avions pas pensé à la question du temps avec Maître Lehoucq et qu’il fallait maintenant le prendre en compte. Aujourd’hui, l’exposé et les questions ne doivent pas prendre plus de 5 minutes. Et c’est assez beau quand on arrive à s’y tenir et qu’on sent une belle frustration de ne pas pouvoir aller plus loin. Certains regardent de nouveau le kruk sur leur temps personnel ou m’envoient des emails quand ils tombent sur le même sujet. Il arrive aussi que certains kruks se répondent pour continuer à approfondir un sujet (vous pensez bien que cette année avec la COP 21, on a eu le droit à quelques kruks colorés EDD).
L’an dernier, j’y ai ajouté un temps de réaction libre de 3 minutes avant la présentation. Et pour les (me) rassurer, je leur ai dit, au cours des premières semaines, que nous ne devions pas avoir peur du silence, nous devions le respecter car il ne se passe jamais « rien ». Si le kruk n’inspire personne, trois minutes de profond silence, c’est terriblement effrayant (c’est vraiment l’équivalent d’un film de Zombies pour moi). Les élèves respectent le silence en le présentant de cette façon et au fil des présentations de kruks, les échanges deviennent de plus en plus riches. J’oubliais de vous écrire que l’élève qui apporte le kruk doit prendre en note les réactions et les questions de ses camarades pour y revenir pendant sa présentation. Sacré exercice quand on a 10 ans. La parole est distribuée par l’animateur. Que me reste-il à faire ? Rien ou si peu, me direz-vous, juste les écouter et prendre quelques notes pour revenir sur certains points si besoin. Et à certains moments, je me sens touchée par la grâce en les écoutant se répondre, s’expliquer, s’étonner…
Cette année, j’ai décidé d’apporter le kruk jusqu’à la Toussaint pour introduire l’exercice. Les kruks apportés par les élèves depuis novembre sont de grande qualité, le « discours » (c’est comme ça qu’un élève l’a appelé un jour et nous avons adopté l’expression) est en voie d’amélioration et la qualité de leur écoute est impressionnante. Ma collègue de SVT l’appelle « la chose de science ». Elle réussit à retranscrire ce qui est dit pendant « la chose » pour avoir une trace écrite de ce temps de travail particulier.
Qu’est-ce qu’un trou noir ? from doncvoilà productions on Vimeo.
Le kruk m’a même permis de démarrer de belles investigations cette année. Certes, avec un décalage temporel plus ou moins grand, nécessaire pour m’emparer des questions laissées en suspens, soit parce que la réponse ne m’est pas accessible tout de suite, soit par la foisonnante richesse du questionnement de mes élèves. Et les kruks nous permettent toujours de traiter des parties de programmes officiels avec originalité mais sans jamais oublier la rigueur.
Cette transition entre le dehors et le dedans qu’est devenu le kruk, ce sas qui nous permet de nous mettre au travail sans en avoir l’impression, voilà une institution importante pour nous. Et malgré toutes les difficultés quotidiennes, je reste persuadée, à chaque kruk, que j’ai emprunté le bon chemin, il y a maintenant un peu plus de 5 ans.
Alors, vous savez ce qu’il vous reste à faire : kruker entre collègues, entre amis, en famille ou en classe. Et surtout, restez curieux !
A bientôt sur le [Lab]map !
Pour une version longue (et sans blague débile), voir l’article dans le dossier « Comment enseigne-t-on les sciences expérimentales ? » à venir dans les Cahiers Pédagogiques.
Pour la suite des aventures, n’hésitez pas à lire : Le kruk est mort ! Vive le kruk !
Merci beaucoup pour cette réflexion très aboutie. Très inspirant pour permettre une découverte culturelle scientifique dans la vie de tous les jours.
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